Septembre me voua aux moustiques. Mon sang devait leur plaire, ils étaient tous sur moi. Rinri remarqua le phénomène et assura que j’étais la meilleure protection contre cette plaie d’Égypte : ma compagnie agissait comme un paratonnerre.

J’avais beau m’enduire de citronnelle ou d’onguents répulsifs, l’attrait que j’exerçais sur eux l’emportait. Je me souviens de soirées folles où, en plus de la touffeur, j’avais à endurer ces morsures innombrables. L’alcool camphré me soulageait peu. Très vite, je découvris la seule stratégie : l’acceptation. Accueillir les démangeaisons, ne surtout pas se gratter.

À force de tolérer l’intolérable, la sensation devint gratifiante : les démangeaisons acceptées finissaient par exalter l’âme et inoculer un bonheur héroïque.

Au Japon, pour éloigner les moustiques on brûle des katorisenko : je n’ai jamais su de quoi se composaient ces petites spirales vertes dont la lente combustion chasse les parasites. J’en allumais aussi, ne fût-ce que pour la joliesse de ce curieux encens, mais mon pouvoir de séduction était tel que les moustiques ne se laissaient pas dissuader par si peu. Je recevais l’énorme charge d’amour de cette gent vrombissante avec une résignation qui, le supplice passé, se muait en grâce. Le sang me chatouillait de plaisir : il y a une volupté au fond de ce qui lancine.

À la faveur de cette expérience, je compris les temples aux moustiques que j’avais vus en Inde dix ans plus tôt : les parois comportaient des trappes où les fidèles offraient leur dos à mille piqûres à la fois. Je m’étais toujours demandé comment les moustiques pouvaient ripailler dans cette promiscuité qui dépassait de loin celle de l’orgie, et aussi comment on pouvait aimer ces divinités ailées, au point de se donner ainsi en pâture. Le plus fascinant restait d’imaginer le dos boursouflé suite à cette bacchanale d’insectes.

Certes, je ne serais jamais allée jusqu’à susciter ce martyre. Pour autant, je découvrais qu’on pouvait s’y résigner de façon enthousiasmante. Le mot « démangeaison » devenait enfin justifié : j’offrais non plus à manger, mais à démanger, il y avait dans mon sang de quoi démanger pour un banquet de bestioles volantes ; j’étais, faute de choix, un festin consentant.

Mon stoïcisme en sortit renforcé : ne pas se gratter est une grande école pour l’âme. Ce n’en était pas moins dangereux. Une nuit, le poison des moustiques m’intoxiqua à ce point le cerveau que, sans explication, je me retrouvai nue devant chez moi à deux heures du matin. Par miracle, la ruelle était déserte et personne ne me vit. Je réintégrai mon logis dès que la conscience me revint. Être la maîtresse de mille insectes nippons prêtait à conséquence.

En octobre la chaleur tomba. L’automne commença dans sa splendeur abusive. Lorsqu’on me demande en quelle saison visiter le Japon, je réponds toujours : en octobre. La perfection de l’esthétique et du climat y est alors assurée.

L’érable nippon surpasse le canadien en beauté. Pour complimenter mes mains, Rinri recourait à l’expression traditionnelle :

— Tes mains ont la perfection de la feuille d’érable.

— En quelle saison ? interrogeais-je, me demandant s’il valait mieux les avoir vertes, jaunes ou rouges.

Il m’invita à visiter son université, qui n’avait rien de prestigieux, mais dont les jardins valaient le détour. Je m’habillai d’une longue robe de velours noir, tant je voulais être à la hauteur des ravissantes étudiantes japonaises que je ne manquerais pas de croiser.

— On dirait que tu vas au bal, remarqua Rinri.

En dehors des onze universités réputées, le pays fleurissait de mille établissements si peu difficiles qu’on les appelait « les universités de gare », car il y en avait autant que de gares, ce qui n’est pas peu prétendre en cette terre ferroviaire. Il me fut donc donné d’explorer l’une d’entre elles, où Rinri passait quelques années de vacances.

C’était une luxueuse colonie où flânaient des jeunes gens sans occupation. Les filles arboraient des tenues si excentriques que je fus invisible. Il se dégageait de ces lieux une douce atmosphère de sanatorium.

De trois à dix-huit ans, les Japonais étudient comme des possédés. De vingt-cinq ans à la retraite, ils travaillent comme des forcenés. De dix-huit à vingt-cinq ans, ils sont très conscients de vivre une parenthèse unique : il leur est donné de s’épanouir. Même ceux qui ont réussi le terrible examen d’entrée de l’une des onze universités sérieuses peuvent un peu souffler : seule la sélection première importait vraiment. À plus puissante raison, ceux qui fréquentent une université de gare.

Rinri m’installa sur un muret et s’assit à mes côtés.

— Regarde, on a une belle vue sur le métro aérien. C’est ici que je viens rêver en l’observant.

J’admirai poliment puis dis :

— Est-ce qu’il y a des cours parfois ?

— Oui. Nous y allons.

— Cours de quoi ?

— Mmmmm. C’est difficile à dire.

Il me conduisit dans une classe lumineuse, clairsemée d’étudiants engourdis.

— Cours de civilisation, finit-il par répondre.

— Quelle civilisation ?

Profonde réflexion.

— Américaine.

— Je pensais que tu étudiais le français.

— Oui. C’est intéressant, la civilisation américaine.

Je compris que la discussion se situait en dehors de toute logique.

Entra un professeur d’âge moyen qui prit place sur l’estrade. Si j’essaie de me rappeler son exposé, il ne me revient que ceci : il parla de choses et d’autres. Les étudiants l’écoutaient sans broncher. Ma présence parut indisposer l’enseignant qui, à la fin du cours, s’approcha pour me dire :

— Je ne parle pas anglais.

— Je suis belge, répondis-je.

Cela ne sembla pas le rassurer. La Belgique, ce devait être pour lui l’un de ces obscurs États américains que personne n’évoquait jamais, genre Maryland. J’étais sûrement là pour contrôler ses informations, d’où sa méfiance.

— C’était intéressant, me dit Rinri après ce cours indéterminable.

— Oui, tu as un autre cours maintenant ?

— Non, répondit-il, comme effaré à l’idée que l’on puisse travailler davantage.

Je remarquai qu’il ne s’était lié à aucun des jeunes gens de l’université.

— Pour ce que je les vois, commenta-t-il.

Il me balada encore sur le beau campus, me montra tous les lieux d’où l’on avait une vue imprenable sur le métro aérien.

Cet aperçu de ses études me rendit son emploi du temps plus nébuleux qu’auparavant. De louche, il devint suspect.

Le soir, quand je lui demandais ce qu’il avait fait dans la journée, il me répondait qu’il avait été très occupé. Impossible de savoir par quoi. Le comble, c’est qu’il semblait l’ignorer lui-même.

Quand la paranoïa cessa de m’habiter, je compris que les années universitaires étaient aussi les seules pendant lesquelles les Japonais peuvent se permettre ce luxe exquis de dissiper leurs journées. Leur vie d’écoliers a obéi à un tel emploi du temps, loisirs inclus, et leur vie de travailleurs sera soumise à de tels carcans horaires, que l’oasis des études est soigneusement vouée au vague, à l’incertain, voire au somptueux rien-du-tout.

Ni d'Eve ni d'Adam
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